La puissance fictionnelle du réel
Nicolas Tubery propose une nouvelle expérience des situations du réel qu’il filme. Cependant, les films qu’il réalise instillent toujours un doute sur le degré de véracité de ce qui nous est donné à voir. En effet, il mêle subtilement fiction et réalité, mettant par exemple en scène des personnes jouant leur propre rôle dans des scénarii écrits par lui. « Maquignon » (2016) présente ainsi des marchands de bestiaux professionnels dans le cadre d’une foire aux chevaux factice. Cette confrontation du réel et de l’image se retrouve dans ses installations, qui peuvent autant être autonomes – et par là-même devenir sculptures – qu’accompagner ses films. La notion de cadrage, cinématographique ou spatial, est également un élément prépondérant. Les matériaux utilisés par Nicolas Tubery proviennent eux aussi du « réel » : tôle ondulée, tubes d’acier… Il use intentionnellement ces matériaux afin de leur créer une existence préalable à leur statut d’œuvre d’art, parallèlement à leur rôle d’origine qui est celui d’objets trouvés ou de construction. L’artiste a longtemps travaillé la question de l’événementiel, au sens d’expérience collective – du stade de foot à la salle de concert, avec les figures des supporters et des fans. Le monde agricole et rural qui lui est familier est aujourd’hui devenue une source d’inspiration importante : « Emballeuse » (2009), film sur une presse agricole, compactant le foin pour en faire des bottes de paille, la dépeint comme une machine célibataire, en marche tout en faisant du sur-place ; « Deman la tonda » (2015) sur la tonte des moutons dans une petite bergerie, est une véritable « chorégraphie de l’effort » selon les mots de l’artiste, mais aussi une allégorie du temps suspendu. Pour ses films, Nicolas Tubery confronte deux types d’images : une image documentaire, au dispositif technique léger, et une image de reconstitution, plus complexe : « ce grand écart me permet de questionner l’acte cinématographique et notre propre rapport aux images du réel. » L’artiste nous montre avec brio que la représentation du réel peut générer une lecture nouvelle de ce dernier, visant à nous fait douter de notre propre rôle : spectateur, ou acteur ?
Daria de Beauvais, catalogue 61ème salon de Montrouge:
Filmer, se faire le témoin d’une action particulière, prélever des morceaux du réel et les assembler, donner une autre vision du spectacle en partant du quotidien. Les films de Nicolas Tubéry sont des témoignages subjectifs sans débuts ni fins, la mise en forme d’une manière de voir et d’être face aux choses. Dans sa volonté de rendre compte d’une situation, d’une atmosphère spécifique, il n’hésite pas à confronter les oppositions. Deux approches cinématographiques contradictoires sont utilisées selon les oeuvres, à savoir la mise en scène minutieuse et toutes les contraintes techniques qui y sont liées, et le cinéma direct caméra au poing qui autorise plus de spontanéité. Dans les deux cas, le hors-champ prend une place aussi importante que l’image elle-même, il en devient indissociable pour tenter de saisir les films dans leur globalité. Ce qui est donné à voir n’est qu’une partie de ce qui doit être vu, le spectateur ne peut pas se contenter de regarder passivement, il est conduit à plonger hors du cadre.
Parfois le sujet est ailleurs, comme dans Rodeo où cheval et cavalier sont quasiment absents de l’image, occupée à saisir l’environnement, capter ce qui gravite autour de l’action principale. Ou bien à l’inverse c’est l’ailleurs qui est rendu invisible. Emballeuse nous fait suivre, par plans très rapprochés, chacun des mouvements d’une machine à compacter les bottes de paille. Chaque centimètre carré de l’emballeuse est disséqué par de lents mouvements de caméra. Toute perspective est bannie, pas un aperçu de l’espace alentours ne filtre. Cette décontextualisation quasi permanente isole les personnes ou les objets pour en faire des centres d’attention inhabituels. On retrouve souvent, comme dans Tsukiji, les techniques propres au cinéma comme le ralenti, l’utilisation d’une bande sonore, la mise en place d’une tension grandissante qui mène au climax. Mais à l’inverse du cinéma ces effets sont vains, ils ne servent pas la narration mais valent pour eux-mêmes, influant sur la manière d’observer l’action qui se joue à l’écran. Ils permettent seulement de déclencher une appréhension chez le spectateur, qui par habitude des images rentre dans l’intrigue et s’attend à un déroulement logique, à une suite qui finalement n’arrive jamais. Nicolas Tubéry cherche ainsi à retranscrire une vision personnelle, nous montrer une chose sous un angle bien précis pour nous contraindre à regarder de la même manière que lui, en nous invitant à voir au-delà.
Aurélien Pelletier,2011
Formellement très différentes les trois oeuvres de Nicolas Tubéry s’articulent autour du même axe : l’attente d’un évènement spectaculaire à venir, qui n’arrive pas. Gros plans, tensions palpables Nicolas Tubéry nous propose une réflexion en trois actes sur la grammaire cinématographique et plus particulièrement sur le cadrage. L`artiste en appelle à nos capacités de narration, tout en jouant avec nos attentes. Il laisse le mystère entier… partiellement, puisque les titres font figure de prétérition. Supporter pose la question des frontières entre réalité et fiction en mettant en scène des gestes expressifs pouvant fonctionner comme emblème. Rodéo travaille l’omniprésence du hors-champ à partir de la bande son. Ces deux films pourraient être engloutis tout entier dans Screen qui les place hors-champ, pour ne s’intéresser qu’au phénomène de la projection.
Leila Simon pour Jeune Création 2011
Dans son installation vidéo, Nicolas Tubéry met en regard trois moments suspendus, plongeant le spectateur dans une véritable frustration. Littéralement « en attentes », l’œuvre autant que celui qui la regardent abandonnent toute action, toute résolution. Car ce tryptique Rodeo, Screen et Supporter mêlant un cadre de projection vide, une foule en attente d’un évenement et ce qui ressemble à la fin d’un spectacle offre trois temporalités « déviantes » qui se répondent et viennent s’amplifier en jouant sur l’incidence d’un temps non pas seulement révolu mais bien condamné à ne plus jamais “passer”.
Guillaume Benoit pour Slash Magazine,2011